À 91 ans, le maître du ne-waza au Kodokan venait de finir l’entraînement d’hiver

Matsumura Shigeya : « Le judo, c’est le cœur. Si il s’arrête, on meurt ». 

Matsumura Shigeya Sensei est mort dans sa 91e année, alors qu’il avait encore participé en avril au tournoi des hauts gradés, alors qu’il venait d’être nommé 9e dan ce 17 janvier, et qu’il venait de finir le Kangeiko de Tokyo, l’entraînement matinal d’hiver pour lequel il n’hésitait pas à se lever à 4h du matin pour être à l’heure sur le tapis, afin de prodiguer son savoir quasiment séculaire en ne-waza, sa pratique de prédilection. Toujours en forme, plein d’allant et d’enthousiasme, il expliquait il y a peu à ses proches qu’il comptait bien s’engager sur la compétition des hauts gradés l’année prochaine, « pour montrer l’exemple ». Il ne pourra pas finalement, arrêté dans son aventure par la mort, sans jamais avoir abdiqué d’un pouce devant la fatigue et le grand âge. Donner l’exemple ? C’est fait. Merci Sensei.

Nous vous proposons de retrouver l’interview que nous avions publié il y a trois ans dans l’Esprit du Judo (n°42), de ce « divin vieillard », un personnage à la fois attachant, et inspirant un profond respect.

Shigeya Matsumura — La marque du Kosen Judo高專柔道

« Si je suis arrivé heureux à cet âge, je le dois au judo. Tous mes camarades sont morts aujourd’hui. Cela m’investit d’une mission : enseigner, transmettre, partout et gratuitement. » Ainsi s’exprime Shigeya Matsumura, 8e dan du Kodokan*, l’un si ce n’est le dernier ambassadeur d’un judo appris à la source. Un judo spécialisé dans le ne-waza et le katame-waza, la marque du Kosen Judo.
Ses ambitions de jeune homme ? « C’est sur les ruines d’un Japon en guerre que le judo s’est imposé à moi. Il ne restait plus rien après la guerre, sauf le Budo. Alors, j’ai cherché, partout. J’habitais à Ibaraki, à 100km de Tokyo. J’ai découvert le Kodokan, un des seuls bâtiments préservé des flammes. Nous étions en 1946. J’y ai fait la rencontre de ma vie. Les Américains avaient essayé de préserver certains sites et, je vous le dis, je pense que, volontairement, ils n’avaient pas bombardé le Kodokan. Tout le monde s’inscrivait, quelque chose était en train de renaître là. J’avais 20 ans. Je ne pouvais faire que le cours des ceintures blanches, mais je voulais devenir un être humain, tout simplement (sic). Je venais de la campagne. Je travaillais à la ferme avec mon père et ça m’avait donné un corps solide.» Pas bien grand ce corps-là, mais ce sont ses ressources morales qui identifient Matsumura. « C’était le judo à tout prix. Pour la dignité. ». Quatre heures aller – et autant pour le retour, en train à vapeur pour rejoindre Tokyo, cinq fois par semaine. « Le Kodokan était fermé le samedi et le dimanche, sinon, je serai venu aussi » ajoute-t-il. Aujourd’hui toujours aussi éloigné du Kodokan, Matsumura continue de se lever aux aurores pour être le premier arrivé. Une heure d’un train qui n’est désormais plus à vapeur, mais encore une longue course à vélo pour arriver à la gare.

Maître du sankaku. La rencontre qui allait changer sa vie, c’est celle de Kiyoichi Takagi (9e dan, décédé en 1972). Takagi avait étudié directement avec Jigoro Kano et racontait les histoires de ce temps-là. C’est lui qui jugea la vaillance de ce provincial passionné et rude, qui ne pratiquait pas debout selon les canons des experts du moment. C’est lui qui envoie le jeune homme étudier auprès de Shigenori Kojima (8e dan), spécialiste des katame waza. « Debout non. Mais au sol tu peux devenir fort ». Ce sera une autre rencontre décisive. Désormais 88 ans passés, Shigeya Matsumura affiche fièrement 45 ans de présence consécutive à la compétition nationale des haut-gradés au Japon**. Un record. Ancien professeur de judo à l’Université d’agronomie et à la Faculté de Médecine de Tokyo, vice-président du cercle des hauts-gradés du Kodokan, il possède toujours l’œil vif, s’applique à être en rythme, à faire bouger ses Uke, dont Tatsuyo Matsumoto, un 6e dan de 110kg (!). En ce mois de janvier du kangeiko, pendant dix jours, il continue, alors qu’on devine son corps meurtri et ses mains tourmentées, à enfourcher son vélo au milieu de la nuit pour être à l’heure à cet entraînement matinal. À la question « Pourquoi ne vous reposez-vous pas ? », une réponse cinglante comme un katate-jime « Le Shihan a dit qu’il ne faut jamais s’arrêter, même si on pratique différemment. Je me suis blessé un peu partout, mais je ne me suis jamais arrêté. Le Shihan a créé le judo dans un esprit d’expansion. Il faut se mettre en difficulté pour progresser. Le judo, c’est le cœur. Si il s’arrête, on meurt. » Son regard sur le judo français ? Favorable. « Je suis venu en France pour la première fois il y a 20 ans. Ici, l’esprit est juste, je sens le respect du partenaire aussi, dans le salut notamment. Vous pratiquez dans l’esprit traditionnel, comme au Japon. Vous comprenez le judo. Quand je vous vois, je me dis aussi qu’il faut que les Japonais se bougent ! » Une passion intacte, une rencontre rare avec un pan d’histoire, un sourire inamovible, un cœur grand ouvert. Rencontre avec un maître.
Nos chaleureux remerciements à Vincent Thébault et Pierre Le Caër. Interview réalisée au Dojo de la Chapelle de Pierre Le Caer à Paris.

« En ne-waza, on ne peut pas tricher »
Matsumura sensei, votre professeur était Kyoshi Takagi, 9e dan. C’est lui qui vous a poussé à devenir un expert au sol. Racontez-nous…
Takagi sensei était un maître incroyable. Il fut l’un des disciples de Kano lui-même. C’était un militaire à l’esprit bien trempé. Il était professeur de judo dans la marine nationale et à l’université nationale de Sendai. Il fut aussi professeur de la Police de Tokyo et du département des Officiers de l’armée.

Quel enseignement avez-vous reçu ?
Je n’étais qu’un paysan, mais le travail à la ferme m’avait donné un corps fort. Mon sensei, lui, m’a fait comprendre tout le reste. Je me souviens notamment d’un de ses conseils les plus précieux, qui ne m’a jamais quitté : protéger le partenaire. J’étais fort et audacieux, mais il me freinait en me faisant des reproches. Si tu continues, tu vas blesser ton partenaire ou te blesser. Et alors comment feras-tu pour t’entraîner ? ». Le judo, c’est ça : pratiquer sans se blesser. Au début, je pratiquais seulement à droite. Je me suis attaché à savoir faire des deux côtés. Pourquoi ? Pour être efficace, avoir de solutions, mais aussi faire du judo longtemps, très longtemps. Mon maître m’a aussi confronté à la compétition. J’ai souvent perdu au départ ! C’était difficile contre l’élite des grandes universités de Tokyo. En rentrant au dojo, je disais alors à mon maître : « Désolé, j’ai encore perdu… ». Lui me répondait invariablement : « Ce n’est pas grave. Un jour, tu seras fort. En attendant, entraîne-toi sans un mot. Dans sa bouche, il fallait comprendre : « Entraîne toi avec sincérité, sans excuse. » L’une des grandes leçons que m’a apprise le judo. Mon maître disait beaucoup de choses. Il nous racontait… Un jour qu’il était blessé, il regardait les autres s’entraîner. Kano passe devant lui et lui demande : « Qu’est-ce qui t’arrive ? ». Il lui répond qu’il ne peut pas s’entraîner parce qu’il est blessé. Kano lui demande alors, agacé « Quel grade es-tu ? ». « 4e dan » –ce qui était alors un haut grade, a répondu mon sensei. Et Kano, tranchant de lui dire : « Quoi ? Tu es 4e dan et tu t’es blessé ? Ce n’est pas acceptable. » Puis Kano a passé son chemin avant de revenir sur ses pas et de dire à Takagi sensei : « Reste concentré. En regardant les autres, tu vas apprendre quelque chose. Il y a de la richesse partout pour celui qui sait observer. » Mon maître l’avait remercié et s’était mis à pleurer… Et lui venait de nous donner, comme il l’avait reçue, une leçon sur le concept de mitori geiko, la pratique par l’observation.

Pourquoi être devenu un spécialiste de sol ?
Mon sensei m’a dit que je n’étais pas fort debout, mais qu’en ne-waza en revanche, je pourrais y arriver si je travaillais dur. Il m’a demandé d’aller étudier le sol avec Kojima Shigenori, le grand maître du sol de l’époque. Il avait un dojo à Tokyo.
Avec lui, c’était katame-waza***, pas du ne-waza. Il était fort, très dur… Peut-être un peu trop quand-même. Quand je rentrais, il m’arrivait parfois de pleurer du sang. J’ai fait mon parcours. Je ne comprends pas bien le judo debout mais je connais bien le sol. Au sol, tu ne peux pas tricher : tu ne peux pas fermer le combat pour perdre shido. Le problème, c’est qu’on ne laisse pas le temps de travailler le ne-waza dans la compétition moderne. C’est tellement dommage. Parce qu’en plus le ne-waza, c’est le judo : projeter et immobiliser, voilà ce qui compte.

Projeter ne suffit pas ?
Le judo, c’est 70% de technique debout et 30% de ne-waza aujourd’hui. Dès qu’on devient collégien, on peut faire les clés. On devrait dès lors faire 50-50. Et on doit imaginer que la proportion s’inverse au fil des années. Aujourd’hui, je ne fais plus que du ne-waza. Franchement, c’est à la fois le judo et une voie quand les années passent : c’est désolant de voir que des compétiteurs arrêtent, des gens qui ont fait 20 ans de judo ou plus, une fois qu’il ne peuvent plus bien faire le judo debout. Ma définition du sol ? Les jambes sont supérieures aux bras. Mais la tête elle-même est de loin supérieure aux jambes. Ça, c’est le ne-waza.

Propos recueillis par Olivier Remy

Les 19 principes du travail au sol au judo “Katamewaza”
par MATSUMURA Shigeya  

  1.  Le Judo commence par le salut et finit par le salut
    2.    Le Judo commence par apprendre à perdre, c’est-à-dire à chuter (UKEMI)
    3.    Le Judo commence par une projection et s’achève dans le contrôle au sol pour gagner.
    4.    Vous devez être en même temps un expert en Tachiwaza (Techniques debout) et expert en Katamewaza (Travail au sol)
    5.    La puissance des jambes est supérieure à celle des bras. La puissance du mental est supérieure à celle des jambes.
    6.    Un doit être attaqué par deux. Deux doivent être attaqués par trois (par exemple en Katame-waza, accrocher le bras de l’adversaire avec ses deux mains; ou contrôler l’adversaire qui résiste avec ces deux bras par vos deux mains et une jambe).
    7.    Quand vous attaquez par le haut, agissez comme un vêtement qui recouvre.
    8.    Quand vous attaquez par le bas, agissez comme les tentacules d’une pieuvre.
    9.    L’attaque est la meilleure défense.
    10.    Le tachi-waza exige puissance et rapidité, le Katame-waza exige la maîtrise de la puissance.
    11.    Toujours faire face à l’adversaire.
    12.    Immobilisez les épaules de l’adversaire. Si vous êtes attaqué, réagissez d’abord avec vos épaules.
    13.    Ne défendez pas en tortue à quatre pattes, ne défendez pas à plat ventre en écartant les jambes.
    14.    Attraper la ceinture, c’est faire la moitié du chemin vers la victoire.
    15.    Le katame-waza, c’est maîtriser les jambes de l’adversaire.
    16.    Toujours réfléchir avec un coup d’avance par rapport à l’adversaire.
    17.    Restez humble dans la victoire, ne pas se décourager dans la défaite.
    18.    Absolument maîtriser les techniques de base ; puis les utiliser et les combiner à l’infini
    19.    N’oubliez jamais le principe du levier.

* Sensei Matsumura a été nommé 9e dan le 17 janvier 2016, quelques jours avant sa mort.
** Cette interview a été réalisé il y a trois ans exactement à la même période de l’année. Depuis Matsumura Sensei a ajouté trois compétitions à son record.
*** La terminologie katame-waza insiste sur la notion de contrôle. Elle était employé à l’origine et marque l’esprit du Ju Justsu originel martial. 

Matsumura sensei se presse ce matin d’avril 2015 au Kodokan. Il se prépare pour sa 50e compétition des hauts gradés. / Emmanuel Charlot