Dialogue franco-slovène au sommet des -63kg

Le tennis féminin avait eu Chris Evert et Martina Navratilova, le cinéma Al Pacino et Robert de Niro dans Heat de Michael Mann… Quid du judo, depuis la fin de la rivalité en -78kg entre la Brésilienne Aguiar et l’Américaine Harrison, double championne olympique désormais retraitée ? Il y a quelques semaines à Düsseldorf, les deux taulières des -63kg ont accepté de se livrer à froid au jeu du ping pong verbal. Un échange au format haïku qu’il convient de lire de deux façons : pour ce qu’il dit du mental de deux championnes ; mais aussi pour ce qu’il ne dit pas, entre les lignes et au-delà des sourires puisque, à 26 ans pour la n°1 mondiale slovène et 24 pour sa dauphine française, leur rivalité semble plus que jamais d’actualité.

Tina Trstenjak et Clarisse Agbegnenou en février 2017 à Düsseldorf
©Anthony Diao/L’Esprit du judo

Quels sont les points forts que chacune vous trouvez à l’autre ?
Clarisse Agbegnenou : 
Je trouve que Tina est rapide, intelligente et dangereuse au sol.
Tina Trstenjak : Clarisse est intelligente, puissante et redoutable sur ura-nage.

Et les points faibles ?
CA : Peut-être qu’elle confond parfois vitesse et précipitation. Ça peut se révéler être à double tranchant.
TT : C’est une question difficile car je ne vois pas vraiment de faiblesse chez Clarisse. Tout dépend du combat en fait.

25 avril 2014, finale des championnats d’Europe de Montpellier. Clarisse, 1, Tina, 0.
©Paco Lozano/L’Esprit du judo

En quoi votre rivalité vous a-t-elle rendues meilleures ?
CA : Tina m’oblige à serrer le jeu car je sais qu’à la moindre ouverture, elle va en profiter.
TT : J’ai de la chance d’avoir une adversaire comme Clarisse. J’ai presque tout gagné ces deux dernières saisons mais la perspective de la rencontrer m’oblige à ne surtout pas me relâcher.

Qu’aurait été votre carrière à chacune si l’autre n’était pas là ?
CA : J’ai besoin de challenges sinon je m’ennuie. Tina est mon challenge du moment.
TT : Je sens ça chez Clarisse, et ça me pousse à sans cesse chercher à m’améliorer.

Combien de fois par jour, par semaine ou par mois pensez-vous l’une à l’autre ?
CA :
 Houla… Tu sais moi il y a ma vie, et il y a le judo. Et c’est dans cet ordre, donc le seul moment où je pense à Tina c’est quand je la prends en compétition. C’est largement suffisant [Rires].
TT : Pareil. Focaliser sur Clarisse ou sur une autre serait une erreur selon moi. L’important c’est mon judo. Si Clarisse se trouve sur mon chemin, c’est mon judo et lui seul qui doit me faire gagner.

9 août 2016, finale des Jeux olympiques de Rio. Clarisse, 3, Tina, 3.
©Paco Lozano/L’Esprit du judo

Est-ce que, lorsque vous débutez une compétition où vous êtes toutes les deux engagées, vous espérez vous prendre, ou est-ce que si l’autre se fait éliminer avant, c’est pas plus mal en fait ?
CA : Non seulement j’espère la prendre mais ça va même plus loin : je sais que je vais la prendre. Après, je n’ai jamais été dans le calcul. Pour être la meilleure, il faut battre les meilleures. Aujourd’hui, entre la place de n°1 et moi, il y a Tina. Donc la prendre est un passage obligé. Et c’est tant mieux !
TT : Tout pareil. Si je vais au bout d’une compétition dans laquelle Clarisse est engagée mais que je ne la rencontre pas, la victoire a un goût d’inachevé. Ce n’est pas faire injure aux autres filles de la catégorie que de dire ça. Elle est la fille la plus forte que j’ai eu à affronter.
CA : Pareil.

Dans votre catégorie des -63kg, la dernière olympiade avait débuté sur une rivalité au sommet entre Clarisse et l’Israélienne Yarden Gerbi, respectivement 2e et 1e des mondiaux 2013 puis 1e et 2e des mondiaux 2014. Elle s’est terminée sur cette rivalité entre vous deux, puisque vous faites 1 et 2 en finale des mondiaux 2015 puis en finale des JO 2016. Quelle différence entre ces deux séquences ?
CA : Yarden, c’est pas le même judo. J’ai davantage mes repères. Avec Tina, vraiment, il ne faut pas faire d’erreur : elle est impitoyable !
TT : J’ai souvent perdu contre Yarden [notamment en 29 secondes en quarts de finale des mondiaux 2014, NDLR] mais je dois reconnaître que j’ai beaucoup travaillé depuis. La Tina d’aujourd’hui n’a plus grand chose à voir avec celle que j’étais à cette époque.

11 février 2017, finale du Grand Chelem de Paris. Clarisse, 3, Tina, 4. En attendant la suite ?
©Paco Lozano/L’Esprit du judo

Depuis votre première rencontre en finale des championnats d’Europe 2014, vous vous êtes prises à sept reprises. Toi Clarisse, tu as remporté vos trois premières confrontations. Toi Tina, les quatre dernières en date, dont les finales des mondiaux 2015, des JO 2016 et du Grand Chelem de Paris 2017. Alors que se profilent les Europe de Varsovie puis les mondiaux de Budapest, préparez-vous une arme secrète de derrière les fagots en cas d’éventuelles retrouvailles ?
TT : Surtout pas [Sourire]. Et quand bien même je voudrais mettre en place une astuce de ce genre, Clarisse la verrait arriver de loin puisqu’elle me connaît par cœur à présent. C’est trop tard pour chercher à la surprendre.
CA : Il m’arrive de demander à des partenaires de se mettre « en mode Tina », pour voir comment je peux m’adapter. Mais pour moi la différence se fera le jour J, parce que tu as beau faire « comme Tina », il n’y a qu’une Tina. Et je sais qu’il faudra répondre présent car, elle, elle sera au rendez-vous.
TT : Pour moi, si retrouvailles il y a, la différence se fera sur la tactique que je mettrai en place avec mon entraîneur Marjan Fabjan, et surtout sur ma capacité à ne pas en dévier. C’est ce que je suis parvenue à faire les dernières fois et ça m’a plutôt bien réussi. Je travaille pour que ça continue.
CA : Et moi pour que ça cesse. [Rires]

 

Propos recueillis par Anthony Diao
Une version en anglais de cet entretien est disponible ici.
Pour revoir le bonus au reportage consacré au club de Tina Trstenjak paru dans l’EDJ59, ça se passe ci-dessous
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