Deux inédits de L’Esprit du Judo n°81 sinon rien !

Des sept champions olympiques masculins en titre, Lukas Krpalek est le seul, avec le -66kg italien Fabio Basile (monté lui aussi de catégorie depuis), à ne pas être issu du trident Japon-Russie-France, nations traditionnellement structurées en moyens humains, matériels et financiers pour le très haut niveau et les ors qui vont avec. De la même manière que nous avions pris le temps d’aller rendre plusieurs fois visite au phénomène turinois sur ses terres, l’heure semblait venue d’aller remettre le kim avec le meilleur -100kg de l’olympiade précédente et actuel n°2 mondial des +100kg là où il vit, rayonne et inspire déjà la génération qui vient : chez lui, en République tchèque.
Hasard ou synchronicité, ce reportage difficile à caler en raison d’agendas respectifs bien chargés, a coïncidé avec la tenue ce week-end-là des championnats nationaux. Excellente occasion, une fois de plus, de confronter nos certitudes franchouillardes avec la réalité du judo des autres, non pas tel que nous nous le projetons, mais tel qu’eux le vivent jour après jour, dans le silence de la distance et de paramètres socio-culturels complexes que nous ne ferons au mieux qu’effleurer.
En complément à l’entretien à lire dans 
L’Esprit du judo n°81 (en kiosque depuis le 17 juillet) avec l’homme qui, malgré près de quarante kilos de moins, a le 7 juillet dernier poussé Teddy Riner himself dans le money time d’une demi-finale montréalaise (lire aussi dans le magazine papier l’analyse d’Emmanuel Charlot sur ce Grand Prix de reprise pour le titan français), retour en texte et en images sur ces fameux championnats de République tchèque 2019 auxquels nous avons, entre autres, eu le privilège d’assister.

Chelyabinsk, Russie, 30 août 2014. En dominant d’un shido devant son public, en demi-finale des championnats du monde, le champion olympique russe Tagir Khaibulaev, Lukas Krpalek signe bien davantage qu’un passage de témoin au sommet des -100kg, sa catégorie de l’époque. Il met fin à son traumatisme londonien face au même adversaire, deux ans plus tôt, ainsi qu’il le raconte dans le long entretien qu’il nous a accordé chez lui, à Prague.
©Paco Lozano/L’Esprit du judo

Ciel bas ce samedi matin-là sur la Halle des sports de la bucolique commune de Jablonec nad Nisou. Nous sommes à la frontière polonaise, à une centaine de kilomètres au nord de Prague. C’est là que, pour la troisième fois depuis 2012, se déroulent les championnats de République tchèque seniors. L’enjeu de cette édition 2019, qui a lieu six mois à peine après celle de l’automne 2018 ? Si la hiérarchie masculine est globalement stable malgré les absences pour blessure du -60 Pulkrabek et du néo-66 Petrikov, une prometteuse génération de féminines pointe le bout de son nez, bien décidée à se rappeler au bon souvenir des Michaela Vernerova (médaillée mondiale 1999 et triple médaillée européenne entre 1997 et 2000), Radka et Helena Stusakova, ou encore Andrea Pokorna-Pazoutova, toutes médaillées continentales sur la décennie 1994 – 2004. Affichage électronique, quatre surfaces de combat, presque tous les engagés qui portent le dossard CZE… mais les nombreuses ceintures de couleur, l’embonpoint manifeste de certains combattants et le calme ouaté qui règne au moment de l’échauffement rappellent plutôt chez nous le démarrage au diesel d’un championnat départemental de début de saison.

Hymne. L’événement est tout de même solennisé par l’hymne national chanté a capella au moment du salut collectif inaugural, ou la présence d’une chaîne de télévision publique ainsi que d’officiels cravatés comme l’arbitre international Vladimir Hnidka ou l’entraîneur en chef Petr Lacina. Voir néanmoins Jiri Dolejs, le président de la Fédération à l’index gauche strappé, coacher lui-même l’un des jeunes combattants de son club, étonne sur un tel évènement. Ce fait du prince fait même grincer quelques dents en tribunes… La plupart des cadors sont surclassés pour s’éviter une descente de poids supplémentaire dans une saison qui en compte déjà beaucoup. Ainsi le -90 David Klammert, champion d’Europe -23 ans en 2015, tombeur en 2017 d’Axel Clerget aux mondiaux de Budapest, et sorti pas moins de treize fois à l’international en 2018. Vainqueur sur un tsubame-gaeshi parfait en finale des -100kg, l’élève de Marcel Frenstatsky s’adjuge à 25 ans son troisième titre en quatre ans dans cette catégorie qui n’est pourtant pas la sienne.

Le calme comme essence. Arrivé sur les coups de midi avec femme et enfants pour une séance de dédicaces avec ses coéquipiers Klammert et Petrikov (champion d’Europe -23 ans en 2008 et 5e des mondiaux 2017 en -60kg), Lukas Krpalek est aux premières loges pour observer à quel point sa garde envahissante avec manche verrouillée a fait école. Mais s’ils tractent, ses héritiers le font souvent le souffle court et le bassin très en arrière. Certains compensent par une combativité décousue mais de tous les instants, voire parfois par un travail teigneux en liaisons debout-sol, à l’instar du -81kg Jaromir Musil, vainqueur sous les yeux de ses deux enfants de son dixième titre national aux dépends de son éternel rival Ivan Petr, et pas peu fier de voir son petit frère Radomir, 17 ans et encore ceinture marron, s’emparer du titre en -73kg – Karel, le deuxième des trois frères Musil, fut lui aussi titré en 2013 en -66kg. Dans la salle, le petit Antonin Krpalek, deux ans et demi, court partout et renverse quelques panneaux en rigolant, gentiment soulevé de terre et grondé sans insister par tel combattant, parent ou entraîneur. Ses géniteurs sont à l’autre bout du gymnase mais ne semblent pas s’en soucier. Il y a quelque chose du village africain dans cette communauté de deux cents âmes où un enfant en liberté est celui de tous, même si ou parce que son père s’appelle Lukas Krpalek.

Silence. Chose frappante : le silence quasi religieux qui règne. Pas de buzzer au soremade mais une détonation étouffée, qui sonne moins coup de feu que coup de feutre. « C’est culturel » explique l’ancien médaillé européen Jaromir Jezek, désormais passé dans l’encadrement. À 13 heures, impératifs TV obligent, les catégories -63, -81, -90 et -100kg, a priori les plus bankables du jour, ont droit à leur bloc final, tandis que toutes les autres sont sur pause en attendant la reprise de leurs éliminatoires. Lors d’une des deux places de troisième des -90kg, les deux coaches sont renvoyés en tribunes après vingt secondes de combat. En -52kg, l’ancienne internationale Lucie Chytra, coach une partie de la matinée, s’adjuge sans coup férir son treizième titre national et permet à son club de Vrsovice de terminer en tête du classement des récompenses. À 15 h 43, soit moins de cinq heures après le coup d’envoi de la journée, le dernier podium est bâché. Le judo tchèque peut tranquillement se la rentrer.

Jusqu’au dernier gramme. Dans le hall qui se vide, Jiri Stepan, entraîneur entre autres au JK Olomouc de la -63kg Renata Zachova, vice championne d’Europe des -23 ans en 2018 et vainqueur en -70kg ce samedi, fait le bilan des bobos et constate l’incapacité physique de ses protégées au sortir de ce championnat à rejoindre un stage international féminin prévu à l’Insep le lundi matin. La mort dans l’âme, il se prépare à officialiser l’annulation de ce déplacement parisien qu’il jugeait « important pour leur progression » … Dehors il fait beau et il y a de la route. Pas de bière donc – c’est tolérance zéro dans ce pays où les statistiques situent à 148 le nombre de litres de bière bus en moyenne par habitant chaque année. Il n’y avait pas non plus de bénévolontaires, de sono tonitruante, de paniers à porter, d’accréditations ni de carré VIP. Ici c’était une autre échelle, un retour à l’essence de l’activité. Un tatami, un judogi, et hadjimé. Anthony Diao

Lire aussi l’article « D’un leader aimé » ici, ainsi que la version intégrale traduite en anglais de l’article paru dans l’EDJ81.

(Photo vignette : Paco Lozano)